Toucher les âmes en douceur


« Il est surprenant de voir tout ce que vous pouvez accomplir si vous ne vous préoccupez pas de savoir qui en jouira. »

  • - Harry S. Truman 
  • Citation dans le livre L’art d’être bon par Stenfan Einhorn 

    J’ai la chance d’habiter en colocation avec deux femmes oeuvrant dans des domaines artistiques avec qui je peux avoir des conversations qui enrichissent mes réflexions au niveau de mon parcours académique en plus ce celles de mon âme. Les racines de ce projet se sont par ailleurs développées à partir d’une discussion avec l’une d’entre elles concernant la réception chez les gens de ce que l’on fait, l’idée d’avoir du feedback ou de sentir que notre travail soit porteur de sens grâce au fait qu’on puisse concrètement relever que ce qu’on a créé touche les gens. Pour ma part, je considère que bien qu’il soit légitime de vouloir de la reconnaissance pour son travail, cela ne devrait pas se présenter comme une motivation pour pratiquer son art. Le plus souvent, il me semble que je me retrouve simplement les mains en train de réaliser ce que je suis curieuse de voir exister, non pas pour en voir le résultat de l’impact créé chez les autres, mais parce que j’ai envie que ma création soit existante et qu’elle soit là dans l’éventuel moment où une personne la verra, et où cette personne sera libre d’être touchée ou de s’y identifier selon la nature de ses sentiments. De plus, je me dis que si je prenais le temps de dire à chacun qui me touche qu’ils me touchent, quand dormirais-je ? Toutefois, ça n’empêche pas le fait que j’accorde une très grande importance à communiquer les beaux sentiments qu’une personne nous apporte et je fais mon possible pour faire connaître mon admiration à ceux dont le travail me rejoint, mais jamais je n’attends une réponse en retour. Je le fais simplement parce que j’en retire du plaisir de ce petit don sous forme d’écriture. 

    En réfléchissant sur des concepts pour ce travail, j’en venais à m’imaginer un projet qui puisse ainsi relié l’idée de l’art furtif, celle du simple don et j’avais envie de profiter de l’occasion pour analyser ma pratique reliée au bijou, réfléchir plus profondément à l’aspect relationnel de mon travail puisqu’il en est au fondement. En effet, mon art peut seulement exister grâce aux relations entre êtres chers et à celle avec soi-même. Je crée pour moi, pour ceux qui me donnent le goût de transposer leur sensibilité, pour le désir de voir si j’arrive à exprimer l’exactitude d’un sentiment ou par pure curiosité. Rien ne m’est plus agréable que de consacrer mon temps à apprendre librement ce vers quoi ma curiosité m’appelle. Comme disait Odilon Redon dans son Journal ; « Rien n’est perdu dans une étude ». Lire son livre m’a apporté un enseignement d’une réelle douceur.

    Mais, comment dire. Disons que… après quelques coupes de vin, et un gin tonique, je me sens un peu plus en état d’affirmer que ce que je souhaite à travers ma pratique artistique c’est de toucher les âmes en douceur. La douceur. J’admire sa finesse, sa force, sa discrétion. Et la discrétion porte en elle la liberté, quoiqu’elle cache toutefois son lot d’incertitudes. D’où mon petit doute à être en mesure de pouvoir affirmer fermement ce que je souhaite à travers ma pratique, mais il me semble je le sens sincèrement au moment où j’écris ces mots. 

    Mais bref, pour en revenir à ce travail, j’ai placé des bouts de papier avec la citation au début de ce texte dans divers livres à la bibliothèque Gabrielle-Roy, au centre de documentation de La Fabrique et dans diverses petites boîtes à livres des rues de Québec. Je les ai glissé tel des marque-pages dans le but de transposer l’idée de mon approche pour le bijou dans un autre médium que celui avec lequel je crée normalement, tout en appliquant un moyen ​auquel j’ai déjà pu ressentir les effets, car étant moi-même une lectrice et amoureuse des bibliothèques, chaque signet ou autre bout de papier trouvé dans un livre enveloppe mon esprit de velours. Rien de tel qu’avoir un moment d’étonnement agréable qui perce le coeur des activités journalières. En insérant cette citation, je voulais recréer ce qu’elle insuffle. Les répercussions sur une personne qui s’y attarde peuvent être profondes et durables, je n’en saurai jamais rien, mais quel bonheur chaque ouverture de livre pour y mettre un signet. En fait, quel bonheur qu’être entourée de livres. La bibliothèque est un lieu qui nous ouvre à nous-mêmes par l’intermédiaire des relations humaines puisqu’on s’y prête à être seul, la tête plongée dans les ouvrages d’auteurs, tout en étant parmi d’autres lecteurs. Écouter de sa curiosité découvre notre âme et je crois que mes lectures expliquent les raisons pour lesquelles que mon art est si étroitement relié à l’intime, à l'introspection, à l’histoire propre à chacun. Je m’intéresse à l’humain dans son individualité plus qu’en tant qu’être dans une société. Je vois le bijou comme le reflet de celui qui le porte, une façon de transposer des valeurs fondamentales, des sentiments sincères, une histoire singulière. Je souhaite que mon art puisse transparaître avec finesse ce que la personne le portant ressent et qu’il sache exprimer l’ouverture qu’elle fait part aux regards des autres qui savent se montrer attentifs aux subtilités. Toujours loin d’être ostentatoire, les détails se dévoilent qu’avec un observateur qui prend le temps de les identifier. Quel que soit le lieu ou le moment où je puise mon inspiration, dans la nature, les rencontres, mes lectures, mes curiosités, mes désirs, il s’agit dans tous les cas de faire de mon mieux pour traduire une émotion, découvrir mon imaginaire et sublimer chaque pièce avec une délicate attention.

    Je me plais présentement à m’imaginer que peut-être quelqu’un a entre les mains un signet. 

    « Pour croire que les choses sont ainsi suffit-il qu’elles me conviennent¹ ? » 

    Quand les mots ne semblent plus exprimer avec justesse ce que je ressens, les perles et les pierres deviennent la métaphore de mon écriture. 

    __________
    ¹ Jean-Jacques ROUSSEAU, Les rêveries du promeneur solitaire, France, Gallimard, 2003, p. 68
    Livre auquel j’ai fait usage pour mon installation intimiste lorsque j’ai présenté ce projet. Disposé sur une petite tablette de bois vieilli dans une minuscule pièce blanche, il comportait un signet avec la citation d’Harry S. Truman. 



    Du Delica au pixel


    Tel que mentionné pendant la présentation de ma carte, cette dernière était principalement inspirée par la grande variété de briques en façade des maisons ainsi que les différentes textures de neige qui se trouvaient sur notre trajet ; un mélange entre la structure de l’humain et la liberté de la nature (très cliché, j’en conviens hihi). L’enfilage des perles était réalisé grâce à la technique de tissage sur métier, où la rocaille se travaille par organisation de points colorés, comparable à un pixel dans une image numérique. Aussi, ce projet transpose une influence d’un texte que j’ai eu à analyser dans le cadre du cours et je voulais me tenter au jeu : « ce qui apparaît aujourd'hui, lorsqu’on observe la production artistique, c’est que de nouveaux types de contrats semblent se constituer entre culture et précarité, entre durée physique de l’œuvre d’art et sa durée en tant qu’information1 .» Le passage d’un matériel physique au numérique semblait donc être le lien vers lequel me concentrer. J’ai donc passé plusieurs heures à filmer les 6 pouces de longueur qui forment ma carte : « Insistance, répétition, redondance : tels sont les processus de transformations à l’œuvre. L’objet - pictural, électronique, informatique - est alors considéré comme pur matériau. Lumineux, coloré, faisant certes parfois figure, mais s’adressant à la représentation sur le mode essentiel du grain, du pixel, de la neige de l’écran vidéo2. » J’ai tenté de recréer des passages dégageant un mystère, comme pour capter l’attention en douceur, mais qui au final ne fait qu’emballer le cœur à la vue d’un simple jeu de lumière sortant de la noirceur.


    Je voulais créer un moment de bien être qui pouvait autant devenir quelques secondes qu’une éternité, d’où l’intérêt du gif comme médium. De cette façon, l’observateur est libre de s’arrêter lorsqu’il se sent visuellement satisfait de l’image bougeant en boucle. Je voulais donner la sensation « d'une matière incohérente et grouillante peut tout à coup s’organiser en un puissant réseau formel. La saisie de la matière découle, dans tous les cas, d’un rapport de proximité : contact adhérent, vision proche. L’appréhension de la forme s’avère, tout au contraire, dépendante d’un effet de recul ou de distanciation3. » Aussi, je voulais jouer avec les différentes relations de temps à mettre en scène. Ainsi, certains gifs font un éternel recommencement, d’autres reviennent à leur point de départ comme un boomerang ou encore ne défilent pas à leur vitesse en temps réel.


    De plus, j’ai un attachement particulier à ce qui a trait à la lenteur d’un processus, à l’accumulation d’heures passées sur un unique projet et à la durabilité des matériaux, tel qu’on peut observer plus souvent sur les œuvres du passé (bien que je généralise évidemment). Mon travail est d’ailleurs souvent construit lentement, millimètre par millimètre, bille par bille, avec de petits gestes répétés, et ce, avec de la matière sélectionnée pour leurs qualités de pérennité. J’affectionne les projets qu’en les regardant, on peut également s’imaginer les nombreuses heures que l’artiste s’est affairé à le faire exister. Toutefois, je suis consciente que ce n’est pas la sensibilité de tous à s’attarder aux détails des travaux d’aiguille, d’éléments miniatures, de techniques artisanales. Voilà les raisons pour lesquelles je me disais, peut- être alors est-il nécessaire de le faire transformer radicalement ? en quelque chose de plus abstrait ? en quelque chose de grande dimension ? Qu’en serait-il d’un effet lumineux par exemple ? Que ce soit de manière consciente ou non, tout le monde est sensible à la lumière.


    Projet réalisé dans le cadre du cours 
    Atelier II - Méthode : temps et action/contexte 
    Session d'hiver 2018



    1 Nicolas Bourriaud, Radicant (Deuxième partie : Précarité esthétique et formes errantes), Denoël, 2009,p.100
    2 Florence de Mèredieu, Histoire matérielle et immatérielle de l'art moderne, Larousse, 2004, p. 339-340
    3 Ibid., p. 338